Mémoire des migrations en pays minier
Remarques préliminaires sur les paroles recueillies dans le Bassin houiller de Provence
Dès la naissance du projet, la compagnie Karnavires a sollicité l’accompagnement d’une anthropologue, Sarah Andrieu, qui a contribué à l’élaboration de son volet scientifique. Julie Moreira-Miguel a pris le relais au printemps 2010, cette fois en qualité de sociologue, et se consacre au recueil de parole auprès d’anciens mineurs provençaux avec l’appui du Musée de la Mine de Gréasque, qui a mis son réseau et ses locaux à la disposition de la compagnie. Ces premiers entretiens ont concerné trois anciens mineurs de générations différentes (les deux premiers ayant intégré la mine dans les années 1940, le troisième en 1980), ainsi qu’un médecin aujourd’hui retraité qui a exercé 30 années durant au dispensaire minier de Gréasque. Parallèlement, Sylvie Baroni a entamé un travail d’entretiens avec des femmes de mineurs migrants.
Au terme de ces premiers travaux, nous partageons ici un bilan d’étape qui constitue une base prometteuse à la suite de l’enquête. Si l’on considère le parti pris originel de la compagnie Karnavires, à savoir réunir des témoignages de parcours migratoires de mineurs par le biais d’entretiens ethnographiques, les entretiens exploratoires font émerger les premiers obstacles au recueil de ce type de récits biographiques. Les différents points d’achoppement présentés dans ce document témoignent de la complexité, et par là même de l’intérêt, de l’objet dont Karnavires s’empare artistiquement.
Une transmission subordonnée à des déterminismes de genre
Selon les premiers entretiens menés sur le bassin minier, les femmes seraient plus promptes à transmettre l’histoire familiale et partager les traces du parcours migratoire vécu par elles-mêmes ou leurs conjoints et parents. Au contraire, nous avons constaté le caractère plus discret (pudique ?) de la parole masculine sur la question des origines. Les hommes semblent pour leur part avant tout dépositaires – et à l’occasion transmetteurs – d’une autre mémoire : mémoire des techniques et des conditions de travail, mais aussi mémoire des luttes sociales, sujets sur lesquels ils ne sont pas avares d’anecdotes. S’il n’est pas absurde de rapporter cette répartition des discours à une distribution traditionnelle des rôles sociaux – aux hommes la sphère publique, professionnelle et politique, aux femmes la sphère privée, la famille et les tâches domestiques – , nous ne pouvons nous satisfaire de cette analyse. Il importe donc de poursuivre ce travail d’entretiens afin de voir notamment où paroles féminines et masculines se retrouvent, dans cet univers qui cloisonne les genres : les femmes en haut, au jour, les hommes en bas, au fond.
Des parcours migratoires insaisissables par le sociologue ?
Une question se pose d’ores et déjà : la temporalité de l’objet de la recherche ne tendrait-elle pas à en faire un objet d’historien plutôt que de sociologue ? En effet, les primo-arrivants sont aujourd’hui très âgés ou décédés, en particulier ceux qui sont issus des vagues de migrations italienne, espagnole, polonaise, arménienne. Pour autant, restent accessibles des récits indirects transmis par les descendants des primo-arrivants, ainsi que des récits directs énoncés par des mineurs issus de migrations plus tardives, d’origine algérienne par exemple. Il faut également évoquer le cas atypique des prisonniers allemands condamnés au travail forcé dans les mines juste après la seconde guerre mondiale. Certains de ces prisonniers de guerre se sont établis en Provence et l’un d’eux serait toujours en vie. Des entretiens avec des ressortissants de ces différentes origines sont programmés pour la rentrée 2010.
S’il est complexe de recueillir des traces des migrations internationales dans les discours des descendants de deuxième et troisième génération, la question du déplacement et de l’exil peut être considérée au prisme des migrations intérieures des mineurs des Cévennes ou du Dauphiné qui, à la fermeture des mines de leur région aux alentours de 1990, sont contraints de rejoindre le Bassin Houiller de Provence. Ces « mutés », comme les baptisaient leurs collègues provençaux, étaient parfois plus nombreux que les mineurs du cru. Certains d’entre eux ont considérablement souffert de cet exil. Nous défendons qu’une approche qui n’éluderait pas la problématique de ces migrations intérieures récentes est indispensable, quand bien même celles-ci ne jouissent pas à première vue du même caractère d’exotisme et donc de fascination que les migrations internationales.
Pour le sociologue, la question du statut à donner à ces discours est cruciale. Ce n’est qu’en menant une réflexion rigoureuse sur les qualités de la parole recueillie que nous comprendrons ce que qu’elle est susceptible de nous apprendre du passé, mais surtout du présent.
Un éclairage sur les sociabilités professionnelles
En droite ligne de ces premières observations émerge la problématique du rapport à l’altérité, qu’elle soit de genre ou de culture. Cette question du rapport à l’Autre – l’autre féminin, l’autre étranger, mais pas seulement – est un angle d’attaque pertinent pour aborder la question de la sociabilité au travail. Si le fond est un monde indéfectiblement masculin, au point que, nous dit un ancien mineur, « quand une femme descendait, on le savait tout de suite à cause du parfum [qui] traçait jusqu’à 100 ou 200m dans les tailles », le travail semble y être un infaillible moyen d’intégration des travailleurs étrangers comme des « mutés ».
L’équipe est récurrente dans les discours. L’équipe de travail, ensemble stable constitué de vingt à vingt-cinq hommes, semble être le noyau de la sociabilité au fond de la mine. Il règne au sein de l’équipe une solidarité qui ne se retrouve pas plus largement à l’échelle de l’entreprise minière. Cependant, si le travail se pose en inhibiteur de différenciations culturelles, il importe d’en explorer les modalités et les limites. Car avec leur force de travail, ne sont-ce pas d’autres rapports au corps, d’autres rapports au risque, d’autres rapports à la hiérarchie et aux stratifications sociales, que les mineurs étrangers apportent avec eux ?
C’est aussi pour toutes ces raisons qu’il importe de replacer les trajectoires individuelles dans la grande Histoire, l’histoire coloniale, l’histoire contemporaine de l’Europe, l’histoire industrielle aussi, les conditions de travail et les relations intra-professionnelles ayant été tributaires des évolutions de la mécanisation.
Une culture ouvrière silencieuse
Cette brève synthèse constitue une programmatique de recherche ambitieuse à laquelle seront conviés à participer chercheurs[1] et acteurs de terrain. Ce travail d’accompagnement scientifique du projet artistique de Karnavires représente pour le chercheur une opportunité d’explorer un monde social qui, étonnamment, se tait. En effet, c’est à l’échelle de tout le Bassin Houiller de Provence qu’un déficit de parole et de mémoire se fait sentir, en particulier si l’on considère cette mémoire à l’aune de ses équivalents du Nord et de la Lorraine, régions où existe une véritable fierté d’appartenance à ce corps professionnel. Comprendre et analyser les raisons de ce silence est en tant que telle une enquête passionnante dont les résultats sont susceptibles d’enrichir le travail des structures culturelles qui maillent le bassin minier, telles les médiathèques et le Musée de la Mine, mais aussi d’apporter un éclairage pertinent aux actions politiques locales de valorisation du patrimoine. L’enquête ethnographique est aussi l’occasion de contribuer au fonds départemental d’archives sonores. Enfin, de plus en plus de collectivités cherchent à se positionner sur la culture scientifique et il importe que les sciences humaines soient parties prenantes dans ces opérations de valorisation de la recherche. C’est pourquoi la compagnie et son partenaire scientifique raisonnent dès l’amont sur les modalités de restitution publique des fruits de l’enquête. Au-delà des formes académiques souvent routinières de publicisation des résultats de recherche, ce partenariat original entre artistes et chercheurs vise avant tout à produire la matière à un réinvestissement dramaturgique. C’est ainsi que Karnavires conçoit ses créations comme une traduction au présent d’un patrimoine commun.
Julie Moreira-Miguel – Centre Norbert Elias / EHESS (juin 2010)
[1] Notamment Anne-Françoise Volponi, auteur du rapport « Enjeux mémoriels et métropolisation : le bassin minier gardois au prisme des dynamiques culturelles », PASSIM, juin 2008.